L’EURO CONSTITUE-T-IL UN OBSTACLE À LA SORTIE DE CRISE ?

Hôtel de Ville de Villeneuve d’Ascq – Mercredi 24 novembre 2010

 

Débat présenté et introduit par Gérard CAUDRON, président de l’association Citoyen d’Europe avec comme débateurs :

 

Philippe ROLLET, Professeur des Universités, actuellement Président de l’université de Lille 1. Ancien doyen de la faculté des sciences économiques et sociales (1994-1997 et 2000-2004). De 1990 à 2005, directeur du laboratoire MEDEE (Mécanismes Économiques et Dynamiques des Espaces Européens). Titulaire de la chaire européenne Jean Monnet depuis 1990. Auteur de cinq ouvrages dont « Du grand marché à l’union économique et monétaire, les enjeux de la construction européenne. », éd. Cujas, sept. 1995.

 

Laurent CORDONNIER, Maître de Conférences à l’université de Lille 1, enseigne également à Sciences Po Lille. Chercheur au CLERSE, Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques, Unité de Recherche CNRS. Ses recherches portent sur la croissance, la répartition et l’emploi, dans le cadre du capitalisme financiarisé. Il a publié « Coopération et réciprocité », en 1997, aux PUF, « Pas de pitié pour les gueux », en 2000, chez Raison d’agir et « L’économie des toambapiks, une fable qui n’a rien d’une fiction », chez le même éditeur, en 2010. Il collabore régulièrement au Monde Diplomatique.

 

 

Gérard CAUDRON remercie vivement Philippe ROLLET et Laurent CORDONNIER d’avoir accepté l’invitation de Citoyen d’Europe. Il rappelle que Citoyen d’Europe est une association forte de quelque 300 membres créée en 1989, lors de son premier mandat de député européen et qu’il la préside depuis lors.

Citoyen d’Europe organise régulièrement des débats ouverts à tous sur des thématiques concernant l’Europe.

L’importance de la problématique liée au débat de ce soir justifie pleinement que la manifestation se déroule à l’Hôtel de Ville de Villeneuve d’Ascq.

Gérard CAUDRON émet une première série d’opinions ou de constatations :

  • il ne faut pas tout attendre de l’Europe pas davantage qu’il n’en faut faire le bouc émissaire de toutes nos insuffisances nationales,
  • que l’Europe c’est, aujourd’hui, plus de 500 millions d’habitants et que la zone Euro ce sont 16 pays regroupant plus de la moitié de la population de l’union européenne,
  • qu’il est plus important de se dire : « Voilà la situation aujourd’hui. Dans ces conditions, l’Euro est-il un obstacle pour nous aider à sortir de la crise ? » plutôt que de se demander « Est-ce qu’on serait en crise aujourd’hui si on avait pas fait l’Euro, il y a dix-huit ans ? ».

 

 

Laurent CORDONNIER intervient le premier.

Il émet deux idées-forces :

  1. L’Euro n’est sans doute pas, en tant que tel, un handicap pour tenter de surmonter la crise.
  2. Mais ce sont plutôt les politiques économiques, les règles du jeu, les institutions, les régulations qui, pour la plupart n’existent pas et n’entourent pas la construction d’un espace économique européen, qui pourraient nous entraver dans une sortie de crise par le haut.

 

On ne peut tenir l’Euro pour responsable de la crise même si l’Euro a pu aggraver en certains endroits les difficultés.

 

Quelles sont les causes de la crise :

  1. La libéralisation et la globalisation financières.
  2. La mise en concurrence de l’ensemble des salariés dur l’ensemble de la planète qui a créé un régime de « basse pression salariale » en Europe comme ailleurs.
  3. La modification du partage des revenus entre le travail et la spéculation financière qui a entrainé une déprime de la consommation salariale.
  4. Le blocage de la dynamique de l’investissement depuis un certain nombre d’années.

 

L’Euro a pu amplifier certaines causes de la crise. L’existence d’une monnaie unique, même si elle présente des avantages, pose trois contraintes dans la perspective d’une sortie de crise :

  1. L’existence d’un seul taux directeur pour l’ensemble de la zone Euro.
  2. Avec la monnaie unique, on ne peut plus corriger entre nous les écarts de compétitivité au moyen de dévaluations des monnaies.
  3. Ceci est également vrai vis-à-vis de l’extérieur (zones $ et Yuan).

 

Un seul taux d’intérêt « pour tout le monde » a pour conséquences de contribuer à l’endettement ou au surendettement de certains pays. Dans les pays à forte inflation (Irlande, Grèce, Espagne, Italie, …), les taux d’intérêt réels bas, voire négatifs (inflation supérieure aux taux d’intérêt nominaux) ont poussé massivement au surendettement des entreprises et des ménages, surendettement qui a alimenté les bulles immobilières et financières qui, lorsqu’elles ont éclaté, ont causé de très graves difficultés à ces pays.

 

Avec la monnaie unique, on ne peut plus utiliser « l’arme » de la dévaluation pour restaurer les équilibres du commerce extérieur.

 

Cela renforce l’ensemble des stratégies non coopératives qui se sont développées en Europe. Les profonds déséquilibres extérieurs internes à la zone Euro (excédents en Allemagne, déficits en Grèce, Italie, France, …) sont dus quasi exclusivement aux différences d’évolution des salaires et donc des prix dans ces différents pays et pas du tout à l’évolution des gains de productivité dans ces pays. Quasiment partout en Europe, les gains de productivité sont de 2 à 3 % par an. Ceux qui ont gagné des positions dans le commerce extérieur sont ceux qui ont eu une grande modération dans l’évolution de leurs salaires monétaires.

 

Dans ce cadre contraignant, que pourraient faire les politiques économiques ?

 

Différencier les stimulations des demandes intérieures en fonction des déséquilibres accumulés dans les différents pays. Par exemple, favoriser la croissance de la demande allemande en interne et, peut-être, la ralentir dans les pays à forts déficits. Dans la période actuelle, la stimulation budgétaire ne suffit plus. On ne peut plus avancer dans le « sentier des déficits ».

 

Seule solution, avoir un véritable espace européen unifié du travail où il serait possible de discuter des évolutions des salaires dans les différents pays (discussion collective au niveau européen, dans un premier temps, au niveau national, dans un second temps). Par exemple, évolution plus rapide des salaires en Allemagne que dans les autres pays.

 

À défaut de mettre en œuvre cette solution, on continuera à encourager les stratégies non coopératives actuelles qui sont dramatiques du point de vue de la formation de la demande en Europe.

 

Pour mémoire, si l’Allemagne a gagné des positions importantes dans la concurrence européenne, c’est parce qu’en 10 ans, elle a réussi à baisser la part salariale dans l’industrie de 10 points de PIB et, dans l’ensemble de son économie, de 5 points.

 

En conclusion, voici quatre pistes de « re-régulation » du marché du travail en Europe et, au-delà, de « re-régulation » de nos problèmes de compétitivité :

  1. Établir une réglementation sur les salaires minimum (ce qui ne signifie pas un même salaire minimum partout) ;
  2. Définir au niveau européen le bon rythme différencié de croissance des salaires ;
  3. Définir au niveau européen un seuil ou un plancher de taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés ;
  4. Pas de monnaie commune sans politique de change extérieur ni politique commerciale vis-à-vis du reste du monde alors que ce n’est pas le cas aujourd’hui.

 

 

Philippe ROLLET prend la suite.

 

Il débute par l’énoncé de trois idées-forces.

  1. Ce serait une erreur complète d’abandonner l’Euro. Les problèmes réels se situent en amont, la finance a été privilégiée par rapport à l’économie.
  2. Les ajustements par les taux de change (telles que les dévaluations) n’ont jamais été très efficaces.
  3. La vraie question est celle de la construction de la politique économique autour de la monnaie unique.

 

En premier lieu, pour Philippe ROLLET, ce serait une erreur complète que d’abandonner l’Euro.

 

  1. Les avantages de l’Euro.
    1. Il n’y a plus de risques liés à des taux de change fluctuants ce qui facilite le calcul économique. L’Euro instaure la stabilité des taux de change à l’intérieur de sa zone.
    2. L’Euro permet d’avoir une position internationale avec, notamment, des avantages politiques malheureusement peu exploités.
    3. L’Euro est un élément d’unification, créateur d’un sentiment d’appartenance à une même communauté.

 

  1. Néanmoins, des disparités subsistent toujours en Europe.
    1. Taux de chômage.
    2. Taux d’inflation salariale.
    3. Finances publiques (déficits budgétaires et niveaux d’endettement).
    4. Revenu et pouvoir d’achat par habitant.

 

  1. Dans le diagnostic « avant et après l’Euro », les choses ont peu changées, pourquoi ?

L’Euro est assorti d’une vision minimaliste de la politique économique (tant monétaire que budgétaire).

  1. La politique monétaire est restrictive, le taux d’intérêt unique n’est pas toujours adapté pays par pays avec un objectif premier et quasiment unique de lutte contre l’inflation (ce qui constitue une différence importante avec la FED, banque centrale américaine, qui a pour objectifs et sur le même plan, la lutte contre l’inflation, la croissance, des objectifs d’économie réelle).
  2. La politique budgétaire est affligée de l’absence de coordination et de gouvernance économique. Elle se résume au « pacte de stabilité » limitant à 3 % du PIB les déficits budgétaires et à 60 % du PIB l’endettement. Ce sont des règles contingentes, ad hoc, qui contraignent les états et produisent des politiques budgétaires aux effets limités.

Cette vision minimaliste de la politique économique est en rupture avec la construction européenne telle que conçue à l’origine ; l’Europe, ce n’est pas seulement un grand marché mais un grand marché accompagné de politiques actives : politique agricole commune, réflexions sur le fédéralisme budgétaire, etc.

 

On a fait de la construction européenne, un grand marché accompagné par de la dérégulation financière et on a fait peu de politique économique.

 

  1. Des solutions sont envisageables.
    1. Faire du fédéralisme budgétaire (idée déjà émise dans les années 60) : quand on a une monnaie unique et si l’on a un budget commun important, des formes de solidarité se développent naturellement au travers de ce budget commun. Jusqu’ici, on a toujours refusé en Europe de mettre en place ces mécanismes de solidarité ce qui aurait supposé un budget européen plus important et davantage de transfert de compétences à l’Europe.
    2. Développer un système de solidarité en mettant en place un fonds d’assurance chômage européen.
    3. A contrario et c’est un message essentiel, la notion de solidarité est aujourd’hui complètement absente de la construction européenne.
    4. Le bon sens voudrait que l’Allemagne qui est aujourd’hui en situation de déflation compétitive et qui dispose d’excédents courants importants, pratique une politique de relance afin de réduire ces excédents et de permettre aux autres pays de bénéficier de la demande en Allemagne.

 

 

Ce débat est l’occasion de nombreuses questions de l’assistance.

 

  1. Peut-on avoir une monnaie unique sans « souverain » ? Si on veut conserver une monnaie unique, peut-on construire un « souverain » ?
  2. Face à la mondialisation, les « technocrates » bruxellois construisent-ils l’Europe ou la détruisent-ils ?
  3. Ne manque-t-il pas une véritable volonté politique de changer les choses ?
  4. Que peut le « politique » face à la mondialisation de la finance et à la puissance du système bancaire international ?
  5. Quel modèle politique pour l’Europe ?
  6. Est-on vraiment en sortie de crise ? À quand la prochaine ?
  7. Faut-il intervenir et comment sur la parité € / $ ?
  8. Quel rôle peut jouer l’Euro par rapport aux excédents de liquidité internationale ?
  9. Faut-il intervenir et comment pour limiter les différentiels actuels entre taux de croissance et taux d’intérêt ?

 

Quelques éléments de réponse.

 

  • Sur le « politique » (Gérard CAUDRON, en tant qu’ancien député européen).
    • il n’y a, en général, pas de ligne politique européenne
    • les techniciens européens, qui ne méritent pas le nom de technocrates, sont des gens de grande qualité et ils occupent le terrain laissé vacant par les politiques.
      • parlementaires européens généralement absents ou distants,
      • les gouvernements européens ne viennent pas aux réunions sauf pour faire des interventions visibles de leur capitale sur des problèmes nationaux,
      • de 1989 à 2004, les politiques français ne venaient à Bruxelles que pour la PAC (à l’époque, 70 % du budget européen) ; de tout le reste, ils s’en foutaient. Pour mémoire, le budget européen est actuellement de 150.109 € soit l’équivalent du déficit budgétaire français actuel.
      • l’Europe n’intéresse pas le personnel politique, français en particulier. Bruxelles ou Strasbourg, c’est l’exil suprême.
      • les politiques européens ne font pas de politique européenne. Ils ont un discours dans leur capitale mais, quels qu’ils soient, ils sont « européistes » dès qu’ils arrivent à Bruxelles.
  • Sur l’Europe vis-à-vis du reste du monde (Laurent CORDONNIER).

La situation est moins dramatique, en termes d’équilibre du commerce extérieur, pour les pays de la zone Euro comparativement aux pays hors zone Euro. Néanmoins, cela s’est fait essentiellement « en courbant l’échine » face à la concurrence salariale des pays émergents.

L’Europe n’a pas de politique commerciale, pas de réponse à la question : « À quelles conditions fait-on du commerce avec les uns et les autres et pour l’intérêt de qui ? ». On ne se pose plus la question de notre intérêt. On règle les problèmes par la déflation salariale permanente. Le principal poste déficitaire de nos dépenses est l’énergie (charbon, gaz, pétrole) à hauteur de 365.109 € / an pour la zone Euro.

Une bonne politique commerciale pourrait être d’essayer de sortir à grande vitesse de l’ère de l’énergie fossile et du pétrole par une conversion écologique accélérée fondée sur des investissements massifs avec retombées sur le territoire. Cela pourrait également redonner de l’autonomie politique à l’Europe.

Gérard CAUDRON rappelle les chiffres suivants :

  • Besoins énergétiques mondiaux actuels : 10 milliards de TEP (tonnes équivalent pétrole) dont 9 milliards d’origine fossile.
  • Besoins dans quarante ans (si l’on fait les économies nécessaires) : 20 milliards de TEP dont 9 d’origine fossile.
  • Il faut donc trouver 11 milliards de TEP en énergies renouvelables.
  • Dans ces conditions, il faut certes développer les énergies renouvelables traditionnelles mais il ne faut pas négliger le nucléaire (fission) et miser sur la fusion thermonucléaire (projet ITER, International Thermonuclear Experimental Reactor).

 

  • Sur la sortie de crise (Laurent CORDONNIER)

Aucun élément ne permet de penser que nous sommes sur un « sentier de sortie de crise ». Par exemple, il manque 1000 109 $ aux fonds de pension américains pour honorer leurs engagements à l’horizon de cinq ans et une explosion de la bulle de l’immobilier commercial est possible d’ici 6 à 7 mois. D’autre part, nous ne disposons plus aujourd’hui des réserves budgétaires pour faire de la régulation économique.

 

  • Remarques de Philippe ROLLET
    • Sur le plan des régulations, on est en déficit. On est sur un modèle sans politique économique.
    • La politique monétaire est normalement un attribut des états. Aujourd’hui, elle est concédée à une technocratie.
    • Est-on prêt à avoir une vraie Europe politique avec un vrai budget. Un budget c’est, fondamentalement, des choix politiques.
    • Le modèle du libre échange intégral conduit théoriquement à une situation optimale pour tout le monde avec un présupposé fort : les économies sont de même structure, de même niveau de développement avec de mêmes modes de fonctionnement. Or, ce présupposé n’est pas la réalité. Cela donne des arguments au « protectionnisme de zone », à savoir mettre en place de la protection extérieure parce que les conditions ne sont pas les mêmes pour tous.
    • Dans le système actuel, on n’est pas capable d’influencer la parité € / $. Le seul moyen c’est d’aller vers un système monétaire international aujourd’hui absent du débat et d’accepter une régulation au niveau mondial.
    • Aujourd’hui, on construit plutôt la mondialisation que l’Europe ce qui est naïf car les autres espaces sont, eux, organisés.

 

En conclusion, Gérard CAUDRON remercie à nouveau Philippe ROLLET et Laurent CORDONNIER et invite les participants à un prochain débat dont le thème pourrait être « L’Énergie en Europe et dans le monde ».