Irlande du Nord : «Les limites du modèle de pacification ont été atteintes»

Sylvain Labaune — 7 mars 2017

Affiche pour le Sinn Fein lors des élections régionales, le 2 mars 2017 à Cookstown, en Irlande du Nord

Pour Philippe Cauvet, maître de conférences à l’Université de Poitiers, le résultat des élections législatives où les républicains ont talonné les unionistes est le symptôme d’un système à bout de souffle.

  • Irlande du Nord : «Les limites du modèle de pacification ont été atteintes»

L’Irlande du Nord n’est définitivement pas une région du Royaume-Uni comme les autres. Les élections législatives anticipées du jeudi 2 février ont déclenché une crise politique majeure entre unionistes (favorables à l’union avec la Grande-Bretagne) et républicains (favorables à la réunification de l’Irlande). Le Sinn Fein (principal parti républicain) a obtenu un score historique avec 27 sièges sur 90, contre 18 lors de la précédente élection en mai 2016. Les unionistes du DUP ont fortement reculé avec 28 sièges, contre 38 précédemment. Un quasi-équilibre des forces qui rend peu probable la formation d’un gouvernement de coalition, sur fond de Brexit et de regain de tensions entre les communautés. Pour Philippe Cauvet, maître de conférences à l’Université de Poitiers spécialiste de l’Irlande du Nord, le résultat de ces législatives est le symptôme d’un système à bout de souffle, qui favorise le vote extrême et conduit au blocage politique de la région.

Pourquoi une telle percée du Sinn Fein ?

Le Sinn Fein a fait une campagne très efficace en la polarisant sur les questions communautaires. Avec la démission du vice-Premier ministre Martin McGuinness, qui a déclenché le scrutin anticipé, le calendrier électoral a été très favorable aux républicains. Les élections ont été décidées par et pour le Sinn Fein. De l’autre côté, le vote unioniste s’est fragmenté. Les voix qu’a perdues le DUP ne se sont pas clairement reportées vers d’autres partis unionistes plus modérés, comme le UUP. L’électorat protestant a beaucoup perdu de son poids traditionnel, à la fois chez les modérés et les plus radicaux.

Le DUP accuse une perte de dix points. Où est allé le vote unioniste ?

L’unionisme est en crise. La perte est colossale. C’est la première fois depuis les accords de paix de 1998 que le DUP accuse des pertes aussi fortes en termes de votes et de sièges à l’Assemblée. Le scandale autour de l’ex-Première ministre unioniste Arlene Foster, soupçonnée de malversation dans une affaire de subventions publiques, lui a fait perdre des voix dans son propre camp.

Elle a très mal géré cette crise en voulant rester au pouvoir coûte que coûte et en niant ses erreurs. Les unionistes ont ainsi exprimé leur désaccord vis-à-vis de la personnalité d’Arlene Foster. Et une partie de cet électorat s’est tournée vers l’Alliance party, une formation politique très modérée et transcommunautaire.

Doit-on voir dans ces élections un effet de la conjoncture démographique favorable ces dernières années à la communauté catholique ?

Le facteur démographique a peut-être influé mais n’a pas été déterminant dans la percée du Sinn Fein. Je n’y crois pas pour la bonne et simple raison que tous les catholiques ne sont pas nationalistes et que tous les nationalistes ne sont pas en phase avec la ligne radicale du Sinn Fein. Beaucoup sont très satisfaits du système mis en place depuis les accords de paix. De fait, on retrouve une partie du vote catholique chez les modérés comme le SDLP [parti modéré nationaliste, ndlr] et l’Alliance party [parti très modéré à majorité protestante]. Pour ceux-là, la réunification avec l’Irlande n’est pas une priorité.

Mais la véritable explication de la montée des républicains se trouve dans le fondement même du système constitutionnel de l’Irlande du Nord. Depuis les accords de Paix de 1998, les partis n’ont pas eu besoin de se refonder, ni de proposer des idées nouvelles. Le système en place, qu’on appelle «consociation», ne consiste en fait qu’à les contraindre à un partage équitable du pouvoir. Les deux camps, unionistes et républicains, et en particulier les partis les plus radicaux à l’intérieur de chaque camp (Sinn Fein et DUP), se contentent de défendre les intérêts de leurs communautés respectives, plutôt que de chercher des solutions qui rassembleraient les deux communautés autour de projets communs. Avec ces élections on assiste à une polarisation extrême de la vie politique. Cela montre que l’on a atteint les limites d’un système politique et du modèle de pacification établi en 1998.

Dans ces conditions, la formation d’un gouvernement de coalition est-elle envisageable ?

S’il n’y a pas d’entente entre Sinn Fein et DUP au bout de trois semaines, c’est Londres qui prendra le contrôle administratif de l’Irlande du Nord, en s’appuyant sur le Direct Rule [mesure politique qui fait passer le contrôle d’un pays sous l’administration directe du Parlement du Royaume-Uni, ndlr]. Or, dans la configuration actuelle, il y a un fort risque que les négociations échouent. Le Sinn Fein va probablement poser des conditions inacceptables pour les unionistes du DUP.

C’est là que la question du Brexit intervient. Les républicains vont tout faire pour obtenir un référendum sur la réunification de l’Irlande du Nord avec la République en disant que c’est le seul moyen de rester dans l’Union européenne. Et la position radicale de la Première ministre britannique Theresa May, qui propose un Brexit dur avec une possible remise en cause du libre-échange entre les deux Irlande, n’arrange pas les choses. Tout dépendra donc de ce que va proposer le gouvernement britannique dans les négociations sur les conditions du Brexit avec l’UE.

L’hypothèse d’un retour d’un conflit armé est-elle crédible?

Aujourd’hui, le vote Sinn Fein est un vote très jeune. Et une partie de la jeunesse nord-irlandaise, qui n’a pas connu les troubles, se tourne vers des groupes extrémistes dissidents qui rejettent les principes du processus de paix. Ils ont une vision romantique du conflit et ne sont pas prêts à entrer en négociations avec les unionistes.

De plus, de récents rapports policiers ont affirmé qu’il était probable que l’IRA Provisoire [organisation paramilitaire républicaine irlandaise, qui, de 1969 à 1997, militait pour l’indépendance complète de l’Irlande du Nord vis-à-vis de la monarchie du Royaume-Uni, et l’instauration d’un État républicain sur l’ensemble de l’île d’Irlande, ndlr] existe toujours. Il en va de même du côté des anciens groupes armés unionistes. Et toute fragilisation du système constitutionnel, comme la situation à laquelle nous assistons aujourd’hui, fait peser un risque important de radicalisation des deux côtés.

Sans compter que la crise économique qui touche l’Irlande du Nord favorise ces divisions. Or l’aide financière de l’UE, qui subventionne énormément l’Irlande du Nord, pourrait prendre fin avec le Brexit. Ce qui recréerait un terreau socio-économique très favorable aux tensions intercommunautaires. Quand il y a encore moins d’emplois et de possibilités d’avoir une vie décente, cela provoque des comportements extrêmes.