Pologne : «Je ne pensais pas devoir me battre pour ma liberté»

25 juillet 2017

Manifestation contre les lois sur la justice, à Wroclaw dans le sud-ouest de la Pologne, le 20 juillet. Photo Agencja Gazeta. Reuters

Lundi, le président polonais a opposé son veto à deux lois qui visaient à asseoir le contrôle du gouvernement sur la justice, mais une troisième a été confirmée. De quoi renforcer encore l’opposition qui mobilise en masse dans tout le pays.

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Une main gantée aux couleurs de la Pologne, blanc et rouge, émerge de la foule et fait le «V» de la victoire. «V» pour veto aussi. Devant le palais présidentiel de Varsovie, en Pologne, plusieurs milliers de manifestants sont amassés, comme tous les soirs depuis plus d’une semaine. Dimanche, ils scandaient au président : «Tu finiras en prison.» Aujourd’hui, ils lui crient «Merci !»

Lundi matin, le chef d’Etat polonais, Andrzej Duda, a créé la surprise. Aussi bien dans les rangs de sa formation, le parti Droit et justice (PiS), qu’au sein de l’opposition et des manifestants. De retour d’un séjour dans sa résidence d’été à Hel, sur la côte Baltique, jusqu’où les protestataires l’ont poursuivi pour s’opposer à l’adoption de trois lois controversées sur le système judiciaire, le Président a opposé son veto sur deux d’entre elles. C’est la première fois que Duda résiste publiquement à son ancien parti, majoritaire au Parlement. «Il n’entre pas dans notre tradition que le procureur général puisse s’ingérer dans le travail de la Cour Suprême», comme le prévoyait la nouvelle loi, a déclaré Duda, que ses détracteurs surnomment «le notaire» car, par le passé, il a signé tous les textes soumis par le gouvernement.

Devant le palais présidentiel, jeunes et moins jeunes se mélangent et scandent les mêmes slogans : «Tribunaux libres !», «Indépendance, liberté, égalité !» Wojas, 30 ans, une jupe à fleurs, raconte : «Ma famille a manifesté à l’époque communiste. Mon grand-père était dans le syndicat Solidarność. Ne pas venir ici aurait été comme détruire cet héritage familial.» Sur la scène installée face au palais, un jeune activiste entonne en polonais l’Ode à la joie, l’hymne européen, repris par la foule. «Je ne pensais pas devoir me battre pour ma liberté, pour la démocratie, reprend l’étudiante. Je suis née en 1987, à la fin du communisme en Pologne. Je n’ai jamais connu mon pays que libre.»

«Trouillard»

Ces deux dernières semaines, le Parlement polonais a voté, par une procédure accélérée, trois lois de réforme du système judiciaire. Désignées comme «un coup d’Etat» par l’opposition, elles visent à accroître le contrôle du gouvernement sur la branche judiciaire. Duda s’est opposé à deux de ces lois, mais a signé, mardi, une troisième sur les tribunaux de droit commun. Un moyen de ne pas froisser son parti, mais qui a été largement critiqué par l’opposition. «Le système judiciaire doit être réformé mais pas de la manière dont le gouvernement est en train de le faire, regrette Paulina Kieszkowska, avocate spécialisée sur les affaires de santé et activiste dans le mouvement Tribunaux libres, lancé la semaine dernière. Malheureusement, il n’y a rien dans la loi approuvée par le président qui rende la justice plus rapide, plus efficace ou plus proche de la population. Elle a seulement pour but de rendre les juges plus politisés.» Michal Szczerba, député du principal parti d’opposition, la Plateforme civique, dénonce : «Le PiS a tenté de passer ses lois liberticides le plus vite possible sans concertation publique, sans aucun respect pour les citoyens polonais.»

Wlodzimierz Bajak n’est pas du même avis. «Duda est un trouillard, il a eu peur de la révolte ou alors il veut mener son propre jeu», s’exclame le sexagénaire qui se revendique nationaliste, aussi déçu que surpris par la manœuvre du président. «Il a eu peur de ces fous furieux qui, depuis une dizaine de jours, manifestent pour arrêter la réforme.» Avec un groupuscule de «patriotes polonais» munis de rosaires, ils sont réunis sous la géante croix papale installée en souvenir de la première visite de Karol Wojtyla, Jean Paul II, à Varsovie le 2 juin 1979, sur la place Piłsudski ou place de la Victoire à l’époque communiste, à deux rues de la résidence présidentielle. «Ils nous ont évincés du parvis du palais présidentiel où on priait tous les jours depuis sept ans», s’emporte l’homme vêtu modestement. Le petit groupe se recueille régulièrement en hommage aux victimes de la catastrophe aérienne du 10 avril 2010, où le président de l’époque, Lech Kaczyński, frère jumeau de Jaroslaw Kaczyński, l’actuel chef du PiS, a péri avec 95 autres personnalités politiques de tous bords, à Smolensk en Russie. L’événement a marqué un tournant dans la vie politique nationale.

«Ce sont les libéraux de Donald Tusk alors au pouvoir [il était président du Conseil des ministres polonais, ndlr] qui sont responsables de ce drame», assure Wlodzimierz Bajak, reprenant la théorie conspirationniste du gouvernement. Pour cet ancien ouvrier du textile, l’Allemagne et la Russie seraient même dans le coup. «L’Europe, Berlin, Moscou ne veulent pas de la Pologne souveraine et forte que veut Kaczyński.» C’est la rhétorique préférée du leader du PiS, largement relayée par les médias publics. «Nous ne céderons pas aux pressions de la rue et de l’étranger», a d’ailleurs riposté, furieuse, la Première ministre, Beata Szydło, à la télévision, lundi, en annonçant que son gouvernement allait mener ses réformes judiciaires en dépit du veto présidentiel pour apporter «le bon changement» promis par le parti conservateur.

Propagande

Un «bon changement» inauguré fin 2015, quelques semaines seulement après les élections législatives où le PiS a remporté la majorité au Parlement. Une loi gouvernementale a vidé le tribunal constitutionnel de ses pouvoirs, et y a placé une majorité de supporteurs du PiS. Alors que la Pologne n’avait pas vu de mouvements de masse depuis l’époque communiste, voilà de nouveau des dizaines de milliers de personnes qui battent le pavé dans les grandes villes du pays. Sans sourciller, le parti de Jaroslaw Kaczyński s’en prend ensuite aux médias.

«Dès son arrivée au pouvoir, le PiS a pris le contrôle des télévisions et radios publiques auxquelles il reprochait d’être favorables aux libéraux et de s’opposer à leur politique, raconte Karolina Lewicka, journaliste parlementaire de la radio TOK FM qui fut une des premières à faire les frais des innovations gouvernementales et à quitter la télévision d’Etat. Grâce à une loi adoptée très rapidement, le PiS a limogé plus d’une centaine de journalistes et les a remplacés par des reporters de la radio Maryja et de la chaîne de télévision Trwam, ultracatholiques et pro-PiS, transformant la télévision publique en organe de  propagande.»

Le parti au pouvoir ne s’arrête pas là. Il accuse maintenant les journalistes des médias privés d’être à la botte de l’opposition. «Pour les punir, il les a soumis à un « régime d’amincissement », reprend la journaliste. Les grandes sociétés d’Etat, dirigées désormais par des supporteurs du PiS, ont retiré leur publicité des médias antigouvernement. En automne, est aussi prévue une loi de « repolonisation des médias » pour y limiter la participation des capitaux étrangers dont dépend beaucoup la presse régionale.» Le gouvernement compte ainsi reconquérir ses journaux avant les prochaines élections locales de 2018.

Les droits des femmes ont aussi subi les assauts du parti conservateur. En 2016, le PiS a soutenu une loi visant à interdire totalement l’avortement. De nouvelles protestations massives l’ont forcé à reculer, la Pologne ayant déjà une des politiques sur l’avortement les plus restrictives d’Europe. Finalement, fin juin, plus discrètement, le président Duda a signé une loi interdisant la vente de la pilule du lendemain sans ordonnance. Entrée en vigueur dimanche, «cette réforme est catastrophique pour les survivantes de viol, qui pourraient se voir refuser cette contraception d’urgence par leur médecin ou pharmacien, pour des raisons religieuses ou morales, alerte Draginja Nadazdin, directrice d’Amnesty International Pologne. Je crains maintenant que le gouvernement ne s’en prenne aux ONG internationales, comme c’est le cas en Hongrie. Nous devons nous attendre à tout.»

La Commission européenne n’est pas restée muette face aux provocations de l’exécutif polonais. Le 19 juillet, le vice-président de l’exécutif européen, Frans Timmermans a initié les menaces : «Nous sommes désormais très proches de déclencher l’article 7 du traité de l’Union européenne.» Une telle procédure, encore jamais utilisée, priverait la Pologne de son droit de vote au Conseil européen. Ce mercredi, Frans Timmermans doit présenter les prochaines actions décidées par la Commission européenne. Si le gouvernement polonais ne revient pas sur ses réformes judiciaires, ce qui devrait se passer, Bruxelles pourrait décider dans les mois à venir de déclencher l’article 7, conjointement contre la Hongrie et la Pologne, pour que les deux alliés ne puissent se protéger l’un l’autre avec leur droit de veto.

Le département d’Etat américain, malgré le soutien proclamé avec force par Donald Trump au PiS lors de sa visite le 6 juillet à Varsovie, a, de son côté, «demandé instamment à tous les partis d’assurer que toute réforme judiciaire n’enfreint pas la Constitution polonaise ou ses obligations légales internationales».

Ampleur

Pour Radoslaw Markowski, directeur du centre d’études sur la démocratie à l’Ecole des sciences sociales de Varsovie, il est crucial que les puissances étrangères continuent de faire pression sur le gouvernement polonais : «Le veto présidentiel n’a rien changé à la politique de Kaczyński. Avec sa majorité parlementaire, il va continuer à détruire un à un les piliers de la démocratie.»

D’abord surpris par l’ampleur des manifestations populaires, Droit et Justice et leurs soutiens médiatiques commencent à mobiliser leurs forces. «Il va falloir organiser une grande manifestation avec ceux qui soutiennent les réformes, pour montrer que nous sommes plus nombreux», appelle Tomasz Sakiewicz, journaliste à la revue ultranationaliste Gazeta Polska. Le PiS pourrait trouver du soutien du côté du parti antiréfugiés Kukiz, qui occupe 32 des 460 sièges à la Diète. Les Jeunesses de la grande Pologne du parti d’extrême droite Camp national-radical, émanations de groupes antisémites des années 30, ont elles aussi déjà appelé à plusieurs manifestations ces prochains jours.