Zone euro : «Si on ne bouge pas rapidement, on va vers la catastrophe»

Par Jean Quatremer, Correspondant à Bruxelles — 16 mai 2017

A l’intérieur de la Banque centrale européenne à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne. Photo Alex Kraus. Laif-Rea

Création d’un Fonds monétaire européen, d’un ministère des Finances, d’un budget propre… Pervenche Berès et Reimer Böge, auteurs d’un rapport transpartisan voté par le Parlement européen, détaillent leurs propositions pour réformer l’Union économique et monétaire.

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Emmanuel Macron veut réformer la zone euro après avoir relancé l’économie française. Angela Merkel est prête à le suivre dans une réforme des traités «si cela fait sens». De sa première visite, lundi, à la chancelière allemande, le président de la République ne rentre pas les mains vides. Même si l’Allemagne attend de voir si son nouveau partenaire va tenir ses promesses, c’est la première fois depuis longtemps qu’elle ne ferme pas la porte à un approfondissement de la zone euro. Il faut dire que celle-ci présente toujours d’inquiétantes fragilités qui ont certes été en partie comblées depuis 2010 – Mécanisme européen de stabilité (MES) doté de 700 milliards d’euros ou Union bancaire -, mais que plus personne ne nie. Le Parlement européen, dans un rapport transpartisan – c’est rare – voté en février par 304 voix (la majorité des libéraux, des verts, des socialistes et des conservateurs) contre 255 et 68 abstentions, estime qu’il faut aller plus loin et plus vite pour en faire le cœur de l’Union à vingt-sept : ministère des Finances de la zone euro regroupant les fonctions de commissaire européen chargé des Affaires économiques et monétaires et de président de l’Eurogroupe (enceinte où siègent les ministres des Finances), budget propre de la zone euro doté d’une capacité d’emprunt, transformation du MES en un Fonds monétaire européen (FME), etc. La socialiste française Pervenche Berès et le chrétien-démocrate allemand Reimer Böge, coauteurs de ce rapport symbolique, puisqu’il n’a pas de force obligatoire, répondent à deux voix aux questions de Libération.

Pour vous, la zone euro ne peut rester en l’état ?

Reimer Böge : Nous vivons dans un village global, comme l’a montré la crise financière de 2007, et l’on doit avoir conscience qu’il y aura d’autres crises. Pour y faire face, nous n’avons pas d’autre choix que de renforcer l’UE et surtout la zone euro, son centre. Nous proposons donc de créer un ministère des Finances, de transformer le MES en un Fonds monétaire européen sur le modèle du Fonds monétaire international, et de fonder une capacité budgétaire pour aider les pays confrontés à une crise, surtout une crise exogène. Une capacité ouverte aux nations non membres de l’euro.

Pervenche Berès : On a toujours su que le point d’équilibre trouvé entre l’Allemagne et la France lors du traité de Maastricht ne permettrait pas de faire face à des crises. On s’est arrêté en chemin car nos conceptions de la gouvernance économique et budgétaire n’étaient pas les mêmes. Or si les pays de la zone ont su faire converger leurs économies pour se qualifier pour l’euro, depuis ils divergent en dépit du Pacte de stabilité. Comme on n’avait plus l’outil de la dévaluation monétaire, il aurait fallu inventer un mécanisme. Mais faute de courage, on a laissé les choses en l’état et on en a payé le prix avec la crise, qui a trouvé un terrain favorable car nous n’avons pas achevé la construction politique. On a remis les choses d’aplomb, mais cela reste fragile, faute d’avoir tranché ce débat entre l’union politique à l’allemande et le gouvernement économique à la française. Nous proposons donc de créer un outil d’intervention propre à la zone euro, utilisable dans le cadre d’une gouvernance normale. Pas seulement en temps de crise.

Berlin a proposé, dès 2010, la création d’un FME doté de la capacité de restructurer les dettes publiques, ce dont Paris n’a pas voulu entendre parler.

R.B. : Les Allemands ont un problème avec le partage du risque, les Français avec le partage de souveraineté…

P.B. : Sur le partage de souveraineté, chacun voit la poutre dans l’œil de l’autre. Parce que sur l’Union bancaire, ce sont les Allemands qui ont été réticents et pas les Français.

R.B. : Chacun a son public politique, d’où les divergences. Mais on peut se retrouver sur la nécessité de renforcer la zone euro, sans l’isoler du reste de l’Union. C’est pour cela qu’il faut mener une réflexion globale sur l’avenir de l’Europe.

P.B. : La priorité, c’est le «cœur nucléaire», l’euro, sinon l’ensemble de l’UE se défera. C’est moins populaire : on est sur le monétaire et l’économie, pas sur les valeurs. En 2010, lorsque Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances allemand, avance son idée d’un FME, c’est pour écarter toute intervention du politique. Cet organe indépendant avait vocation à imposer seul un programme d’austérité et une restructuration de la dette du pays aidé. Inacceptable pour la France. De plus, à cette époque, alors que les banques allemandes et françaises sont très exposées à la dette grecque, Paris recommande à ses banques de ne pas vendre cette dette, alors que Berlin laisse les siennes se débarrasser de leurs créances. La France restera réticente à un FME si ce n’est qu’un instrument indépendant, sans mécanisme de solidarité, autrement dit un simple développement du MES dans ses aspects les plus punitifs. C’est pourquoi nous mettons le FME au service d’un stabilisateur automatique : le budget de la zone euro.

R.B. : C’est un point très important. Aujourd’hui, si un pays traverse une crise et a besoin de soutien, il y a quatre, cinq réunions des ministres des Finances et des chefs d’Etat et de gouvernement qui donnent lieu à des batailles motivées par des considérations de politique intérieure. Il faut pouvoir agir de manière plus indépendante et automatique.

A quoi servira cette capacité budgétaire de la zone euro ?

P.B. : Reimer voulait que l’on propose un mécanisme pour les jours de pluie, un fonds auquel on a recours en cas de problème, alors que je souhaitais instaurer une indemnité chômage minimum. On s’est bloqués : les deux ne sont pas exclusifs, mais Reimer ne voulait pas mentionner ma proposition. Notre point d’équilibre, c’est donc le FME, qui intervient en cas de crise. Mais il est accompagné d’un Trésor européen qui a une vue générale de la situation et dispose de fonds pour intervenir préventivement. Le FME, c’est le pompier ; le Trésor, le bon père de famille. La fonction FME intervient en cas de choc asymétrique tandis que l’aspect Trésor le fait en cas de choc symétrique, touchant tout le monde.

R.B. : La capacité budgétaire n’a pas vocation à faire concurrence aux fonds régionaux actuels. Notre approche est prudente : elle commencera à fonctionner avec un certain montant qui pourra évoluer et elle sera alimentée par des cotisations des Etats à définir. Il s’agit de regagner de la confiance. Envoyons le signal que nous sommes prêts à stabiliser la zone euro, à soutenir les pays en crise. Si on ne bouge pas rapidement, on va vers la catastrophe.

P.B. : Il est difficile de critiquer la politique monétaire, de dire que la Banque centrale européenne va au-delà de son mandat, comme on l’entend en Allemagne, et de ne rien faire. Il faut que les gouvernements prennent leurs responsabilités. Il est bizarre de vouloir absolument le FMI à bord et de ne pas l’écouter : or il milite pour que la zone euro ait une capacité budgétaire.

Tous les pays de la zone euro pourraient bénéficier de cette capacité budgétaire ?

P.B. : Non, l’accès à cette capacité serait conditionné au respect d’un «code de convergence».

R.B. : En ce moment, il est facile pour un pays sous programme, c’est-à-dire qui a demandé une aide financière, d’incriminer Bruxelles ou le FMI. Il faut sortir de cette logique d’irresponsabilité. Nous proposons donc la création de ce code de convergence, qui serait adopté par le Parlement européen pour une durée de cinq ans sur la base des recommandations par les pays de la Commission. Il comprendrait des critères de convergence relatifs à la fiscalité, au marché du travail, aux investissements, à la productivité, à la cohésion sociale, à la bonne gouvernance, etc. Ensuite, chaque gouvernement décidera de la meilleure voie pour atteindre les objectifs.

P.B. : Le code de convergence est en fait une alternative au Pacte de stabilité. La convergence a fonctionné lorsque les pays cherchaient à entrer dans la zone euro : chacun a défini sa propre stratégie en fonction d’un objectif qu’il s’est fixé en s’appuyant sur un consensus national. Or le Pacte de stabilité, c’est un gendarme qui dit ce qu’il faut faire sous la menace de sanctions et ça n’a pas fonctionné. Car on ne sanctionne pas un souverain. Il faut donc retrouver cette pédagogie des critères de convergence : on sortirait de la logique du bâton pour celle de la carotte, le budget de la zone euro.

Quel montant atteindrait cette capacité ?

R.B. : On commencerait avec une somme raisonnable qui pourra augmenter par la suite, une fois la confiance installée. Il faut simplement habituer les gens à un nouveau système de solidarité.

P.B. : Le MES actuel sera dans la capacité budgétaire, comme le demande Jean-Claude Juncker, le président de la Commission. Les 700 milliards d’euros qu’il peut emprunter représentent 5 % du PIB de la zone euro. C’est de l’argent qui n’est presque pas utilisé aujourd’hui.

Etes-vous favorables aux emprunts européens pour alimenter la capacité budgétaire ?

P.B. : Le groupe socialiste voulait qu’on les mentionne explicitement. La formulation finale est plus alambiquée, mais la capacité d’emprunt propre à alimenter la capacité budgétaire pour qu’elle puisse faire face à des chocs symétriques figure dans le texte.

Au fond, vous proposez une Europe puissance, celle de l’euro, et une Europe espace, celle du marché unique…

R.B. : Helmut Kohl, l’ancien chancelier allemand, a affirmé que pour faire de l’Union monétaire un succès, il fallait la couronner par une union politique. C’est d’autant plus urgent que, comme l’a dit Heinrich Winkler, un professeur d’histoire allemand, «nous sommes confrontés en Occident à un conflit de cultures : une culture issue des révolutions européennes et américaine et une culture incarnée par Donald Trump», c’est-à-dire un conflit entre libéralisme et illibéralisme… A partir de là, si certains pays ont un problème, ils ne devraient pas être autorisés à freiner les avancées dont nous avons besoin. Dans ce sens, nous devons avoir différentes vitesses. Nous ne devons jamais laisser le cœur central être menacé par ceux qui n’en font pas partie.

P.B. : On n’a pas dit aux pays de l’Est qui ont rejoint l’UE en 2004 qu’ils entraient dans un ensemble qui était davantage qu’un marché unique. Comme ils venaient de recouvrer leur souveraineté, on aurait dû faire beaucoup de pédagogie. On se retrouve devant un problème : ainsi, seuls 23 % des députés de l’Est hors zone euro ont voté pour notre rapport, alors que tout ce qui fragilise la zone euro menace l’ensemble. Là, ils vont devoir choisir.

R.B. : Les pays d’Europe de l’Est ont le sentiment d’être devenus des citoyens de seconde classe, ce qu’ils ne sont pas. S’ils veulent rejoindre la zone euro, ils sont les bienvenus. De plus, le budget européen fournit la preuve de la grande solidarité qui existe entre nous, ces Etats recevant chaque année jusqu’à 4 % de leur PIB. Ils doivent comprendre que la stabilisation de la zone euro est aussi dans leur intérêt.

P.B. : Lors des sommets qui ont suivi le Brexit, les chefs d’Etat et de gouvernement n’ont pas osé parler de la zone euro : c’est devenu un sujet qui divise. Or je ne vois pas comment l’éviter pour relancer l’Union européenne.

R.B. : Il n’y a plus de temps à perdre. Ce rapport montre que le Parlement a à cœur de stabiliser le système. Sinon, il s’effondrera. Et ce n’est pas une alternative viable.

L’élection de Macron semble relancer la dynamique franco-allemande.

P.B. : Il ne faut pas la laisser passer. C’est à lui de convaincre la chancelière qu’il ne demande pas un passe-droit pour la France et qu’elle y a aussi intérêt. Le risque, ce serait d’accepter comme une première étape ce que souhaite le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble : la mise sous contrôle de la discipline budgétaire par un organe «indépendant» sous couvert de mouvement. L’essentiel, c’est de tenir les deux bouts de la chaîne, responsabilité et solidarité, investissement et réformes ; Macron doit obtenir cette approche globale.